TABLE RONDE // Comment concilier nos métiers avec un futur soutenable pour la planète ?

Fondé sur les principes de la résilience, de l’écologie et de l’économie circulaire, le low-tech réinvente le modèle d’innovation classique, plus axé sur la recherche de solutions technologiques, complexes et énergivores.
Une réflexion sur cette démarche a d’ailleurs fait la une de notre challenge #setec60. Nos ingénieurs ont en effet imaginé que cinq années après son  lancement, le programme européen Low-tech Cities 2050, portait ses  premiers fruits.

Ce programme d’innovation frugale aurait été lancé en 2025. Cette table ronde est ainsi l’occasion de nous interroger sur nos usages, sur notre façon d’aborder les projets et sur notre rôle, en tant qu’ingénieurs et citoyens, dans un monde en profonde mutation. Voici ici quelques éléments de réponse et pistes de réflexion, retranscrits au fil d’un échange avec Philippe Bihouix, notre invité, Ingénieur-conseil, dirigeant, spécialiste des low-tech et auteur de  plusieurs ouvrages, dont « l’âge des low-tech ».

L’invité : Phillipe Bihouix, Ingénieur-conseil

Ont également participé à cette table ronde :

Karim Aït-Ali, directeur du département Projets Urbains, setec organisation
Julien Tanant, ingénieur structure, setec tpi
Pascal Blachier, directeur setec organisation
Charles-Eric Duperray, ingénieur setec ferroviaire
Loreline Hubert, ingénieur études setec énergie environnement
Isabelle Moulin, directrice régionale, le lerm
Elodie Aranda-Happe, chef de projets, département Praxice, setec bâtiment
Mailys Cuchenec, ingénieur attaché d’études, setec international
Jean-Yves Crocombette, directeur du pôle Auvergne Rhône Alpes, planitec btp

Karim Aït-Ali : Le low-tech se caractérise par la mise en oeuvre de  technologies simples, économes en ressources et accessibles
à tous, faisant appel à des moyens courants et localement disponibles. Comment aborder cette question de l’économie de ressources en tant que société d’ingénierie ? Peut-on porter un discours et une action sur la sobriété ? Comment initier cette démarche ? Par l’analyse du cycle de vie ?

Philippe Bihouix : Je constate que le secteur du bâtiment est particulièrement sensible à ces questions. Des cabinets d’architecture commencent à concevoir des projets low tech. Il y a eu récemment un appel à contribution de la revue Urbanités sur la ville low tech. Certains industriels commencent à s’y intéresser également, mais de manière plus diffuse. L’analyse du cycle de vie me semble difficile comme approche. Elle est extrêmement complexe du fait des multiples critères entre lesquels arbitrer et des chaînes de sous-traitance dans la fabrication des objets. Il me semble qu’une meilleure façon d’aborder la question serait plutôt de se demander d’abord qui est l’influenceur. En général, il s’agit du maître d’ouvrage. À chaque fois que nous réussissons à le convaincre d’économiser une ressource, de faire différemment, « mieux  avec moins », nous sommes sûrs d’aller dans le bon sens. Nous pouvons travailler différemment le programme, les besoins et les usages, les lots techniques, et chercher tous les vecteurs possibles d’amélioration.

Mailys Cuchenec : D’après votre expérience, quels sont les argumentaires qui
sont susceptibles de le convaincre ?

PB : Certains critères se développent et peuvent devenir décisifs, en particulier la résilience d’un projet ou la création d’emplois locaux, que ce soit en phase construction ou en phase utilisation. Les maîtres d’ouvrage, de plus en plus, sont sensibles à la résilience de l’ouvrage, à sa capacité d’adaptation, à son évolutivité et sa maintenabilité. Or ces dimensions sont peu prises en compte aujourd’hui. Nous avons focalisé nos efforts sur les émissions de CO2 et le bilan carbone et peu sur la gestion des ressources sur la durée, qui est très complexe.

Elodie Aranda-Happe : Dans le secteur du bâtiment, il y a une évolution qui va dans le sens de la performance environnementale, quel regard portez-vous sur cette évolution ?

PB : Il y a des progrès dans la conception des bâtiments, des efforts dans la réutilisation et le réemploi des matériaux, même si on se heurte à des  problèmes normatifs. Ce qui m’effraie par contre, c’est que le rythme d’artificialisation des territoires, de bétonnage des sols, ne baisse pas. Nous devons réfléchir d’urgence à la préservation de nos terres agricoles. Alors que le nombre de m2 bâtis par personne continue à augmenter, il faut nous poser la question fondamentale : quel est notre réel besoin ?

Julien Tanant : S’il faut questionner les besoins, comment se fait l’arbitrage ? Quels sont les moyens quantitatifs ou qualitatifs pour estimer ce qui est vraiment utile ? Ce qui est confortable à vivre ?

PB : La notion de confort est très relative, l’être humain est très adaptable, dans un sens comme dans l’autre. Nous avons eu un mouvement historique de décalage de confort matériel vers le haut, mais générant également des  situations d’inconfort : en règle générale, nous habitons de plus en plus loin de notre lieu de travail, les transports sont plus saturés, l’espace public plus dangereux et bruyant, etc. Nous devons donc faire la part des choses entre ce que nous avons gagné et ce que nous avons perdu. Ensuite, s’il y a des efforts à entreprendre, il faudra que ceux-ci soient partagés par tous. Nous pourrions par exemple redonner de l’espace public à la convivialité et réduire la taille des logements. Nos enfants pourraient alors jouer dehors dans un espace débarrassé de la voiture, par exemple.

Karim Aït-Ali : En tant qu’urbanistes, il peut nous arriver d’être tiraillés entre le
concept de ville durable et celui de smart city, impliquant une optimisation énergétique mais au prix d’un usage décuplé du numérique. Comment trouver un bon équilibre ?

PB : Le numérique est une sorte de millefeuille avec des factures  énergétiques réparties un peu partout. Il est donc difficile d’évaluer le coût réel d’une smart city. On estime que le numérique représente de l’ordre de 14 à 15% de la consommation électrique mondiale. Ce qui en fait un émetteur de CO2 plus important que le secteur aérien. Les démarches telles que Green by IT ou l’optimisation des data centers permettent de réduire la facture du numérique, mais il deviendra de plus en plus difficile de trouver de nouveaux facteurs d’optimisation. Des solutions existent pour mutualiser, comme l’utilisation de la chaleur fatale des serveurs pour chauffer des bâtiments. Le numérique semble offrir de réelles avancées, comme la mise en relation de voyageurs qui permet d’optimiser l’occupation des véhicules. Toutefois attention à l’effet rebond, que l’on constate après chaque optimisation : lorsque nous offrons des services à moindre coût, fluidifions le trafic, la demande augmente et les gains réels s’estompent. D’ailleurs, les constructeurs automobiles ne souhaitent pas réduire leur production grâce à l’économie du partage, ils imaginent plutôt des voitures autonomes « bureaux mobiles ». Ainsi les gens habiteront toujours plus loin, utiliseront leur voiture de plus en plus. Concrètement, que met-on dans la smart city ? Le concept est encore bien vague. La smart city avec des capteurs sur les infrastructures, permettant d’économiser des ressources telles que l’eau (détecteur de fuites d’eau) ou l’énergie, me semble incontestablement une bonne idée (souvent déjà mise en oeuvre). Si l’on reste dans des usages professionnels des capteurs, ils sont en nombre limité, les gains environnementaux me semblent compenser sans problème la consommation de ressources, métaux rares et énergie grise, induite.

Pascal Blachier : Quels sont les enjeux autour du numérique ?

PB : Au-delà de la facture environnementale, la question soulevée par le numérique me semble être celle de la résilience. Si je schématise à l’extrême : que penser d’une smart city dont les capteurs sont fabriqués en Asie, à base de ressources issues de 15 ou 20 pays souvent instables, avec des data centers situés en Islande, contrôlés par des multinationales californiennes ? Est-il vraiment résilient de mettre toutes ses données dans un tel système ? Il y a une contradiction, une fragilité dans la smart city, l’ensemble des flux pourraient bloquer suite à un incident informatique. Il est difficile de lutter contre l’inflation de complexité et la smart city en est une. Ce que nous devons trouver, c’est un système de sobriété intelligente, en nous assurant des gains environnementaux réels. Nous n’avons pas encore trouvé la recette. Une ville fondée sur le numérique ne me semble pas avoir de sens.

Loreline Hubert : Comment voyez-vous notre rôle en tant qu’ingénieur ? Comment préparer l’avenir ?

PB : Nous pourrions adopter une approche plutôt socio-technique,  pluridisciplinaire, plus centrée sur les usages que sur la technique. Par exemple, nous pourrions nous interroger sur ce qu’est l’intelligence pour une ville et retourner la question en changeant le paradigme : la ville intelligente ne pourrait-elle pas être une ville dans laquelle les habitants ont retrouvé leur  autonomie,s’approprient son fonctionnement ? Vous avez un rôle important à jouer en apportant des alternatives aux décideurs, en étant mieux disant et en portant un discours moins standardisé.

Elodie Aranda-Happe : je l’ai effectivement constaté, nos clients sont de plus en plus sensibles à cette approche. Nous pouvons leur faire des propositions, chiffrer une alternative, ces initiatives sont toujours bien perçues.

Charles-Eric Duperray : Cette logique plus centrée sur les usages que sur la technique, n’implique-t-elle pas une révolution dans la formation d’ingénieurs ? Est-ce qu’il existe des avancées dans le domaine de la formation pour en faire évoluer les bases, uniquement techniques ?

PB : D’après ce que je constate, il y a peu d’avancées, à l’exception d’un vernis développement durable, souvent trusté par le discours des grandes  entreprises. Il existe toutefois une vraie demande de la part des élèves, des initiatives apparaissent. Les écoles ont pour mission d’assurer l’employabilité de leurs élèves : c’est donc tout un système qui doit évoluer en même temps.
La prise de conscience existe toutefois, l’idée que nous devons économiser  les ressources est de plus en plus partagée.

Jean-Yves Crocombette : Les méthodes Lean appliquées aux chantiers permettent d’éviter de gaspiller des ressources et du temps sur les chantiers par une efficacité du bon sens. Qu’en pensez-vous ?

PB : Absolument, toutefois il faut faire attention lorsqu’on réfléchit en gains de productivité et d’efficacité : il y a généralement un effet rebond. On économise d’un côté mais au final, on consomme plus. La question de la productivité doit rester le corollaire d’une réflexion sur les usages et les besoins. L’approche doit être sociologique.

Isabelle Moulin : Tous les indicateurs montrent que nous ne pouvons pas continuer sur notre trajectoire actuelle. Au final, ne s’agit-il pas d’une question de responsabilité individuelle ? Comment les ingénieurs peuvent-ils se positionner dans ce contexte ?

PB : Peu à peu le discours sur l’impasse du système actuel devient audible, c’est une avancée réelle. J’assiste à des réunions dans lesquelles la parole est libérée, il y a une prise de conscience manifeste sur l’état de la planète, sur la nécessité de faire évoluer les choses. Plus nous serons nombreux à en parler, plus les choses bougeront. En face, chez vos clients, vous avez peut-être aussi des personnes engagées mais enchâssées dans leur propre système. Le fait d’en parler, c’est ce qui fait évoluer les choses, bouger le curseur.

Loreline Hubert : Nous sommes tous autour de la table car nous avons une pas seuls et nous pouvons les mettre en oeuvre dans notre quotidien… Quel est le rôle du politique, selon vous ?

PB : Je crois que c’est toujours la société civile qui fait bouger le politique, jamais l’inverse. Nous avons de nombreux niveaux sur lesquels travailler : le niveau personnel, le niveau associatif, le niveau régional, le niveau national. Avec un soutien institutionnel, le lancement d’un programme zéro déchet à l’échelle de la région aurait bien plus d’impact qu’à l’échelle d’un quartier ! Le rôle des sociétés d’ingénierie pourrait être d’accompagner le passage de ces programmes à l’échelle supérieure. Quant à l’échelle nationale, elle est cruciale sur les aspects réglementaires et fiscaux, par exemple pour limiter la taille des voitures ou arbitrer différemment entre les ressources et le travail humain. Aujourd’hui, les entreprises et les administrations cherchent toujours à remplacer les emplois par des machines, car elles y sont incitées financièrement : on taxe aujourd’hui bien plus le travail humain que le CO2 ou les ressources. Les contributions sociales sont 100 fois supérieures à la taxe carbone. Mais c’est un choix fiscal que nous pouvons tout à fait modifier.

Charles-Eric Duperray : L’une des difficultés actuelles est que l’on attend effectivement des ingénieurs d’avoir une approche exclusivement technologique. Il faut peut-être « sortir du bois » et proposer des alternatives raisonnées et ambitieuses. Nos interlocuteurs, en tant que citoyens peuvent y être sensibles et y voir l’avenir de l’ingénierie…

Isabelle Moulin : Je retiens également de cet échange qu’il y a une intelligence collective sur ces sujets à l’échelle de notre groupe. Nous sommes plus efficaces si nous travaillons ensemble.

Charles-Eric Duperray : Comment pouvons- nous influencer ces changements ?

PB : Il y a un autre ressort sur lequel nous pourrions travailler : la rivalité mimétique. C’est le ressort de base de l’être humain : on ne désire que ce que les autres désirent. Trouvez quelques beaux projets pilotes, faites-en des réussites, et bientôt tous les maîtres d’ouvrage voudront imiter ces exemples. Nous devons trouver les bons ressorts, mais aussi nous faire plaisir chaque jour et avoir envie de faire bouger les choses, collectivement. Il ne faut pas oublier que les décideurs font face aux mêmes dilemmes que nous : ils sont aussi enchâssés dans notre système. Nous pouvons les accompagner, les aider. Ce sont des réflexes à prendre lorsque nous analysons une situation : toujours réfléchir aux alternatives, à ce qui pourrait nous faire économiser des ressources. Il faut oser, avoir le courage de vraiment innover, c’est-à-dire faire différemment des autres !