Comment les écoles et l’ingénierie peuvent-elles collaborer au mieux et le plus efficacement possible, au service de l’intérêt général, pour apporter des réponses concrètes aux grands défis de demain et faire face aux grandes transitions numérique, écologique, énergétique ou encore d’ouverture à l’international ? Sophie Mougard, directrice de l’Ecole des Ponts ParisTech a accepté d’échanger avec le groupe setec sur ce sujet. Apprentissage, recherche, formation continue, soft skills… Voici quelques extraits de ces échanges à bâtons rompus. Ont participé à cette table ronde : Sophie Mougard, dirige depuis septembre 2017 l’Ecole des Ponts ParisTech. Biljana Kostic, DRH groupe setec Karen Diard, Directrice, setec énergie environnement. En charge des thématiques liées à la préservation des milieux, aux ressources et aux énergies décarbonées. Jean-Marc Jaeger, Ingénieur structure, setec tpi, également enseignant à l’Ecole des Ponts dans le domaine du béton armé. Didier Sauvage, Directeur de projets, setec tpi, en charge du développement de l’activité bois. Guillaume Roul, Chef de projets setec is, en charge de projets dans le domaine du numérique. Animation débat Michel Kahan, Président du groupe setec.
Michel Kahan : Nous faisons le constat chez setec que nous devons affronter trois grandes transitions. En premier lieu, la transition climatique, écologique et énergétique, avec la prise de conscience mondiale qui l’accompagne et qui impacte fortement nos activités, par exemple la construction, la mobilité ou encore la résilience urbaine. Le deuxième volet est la transition vers l’international. La France est déjà bien équipée, d’autres pays ont des besoins grandissants, et nous pouvons les accompagner en nous appuyant sur nos très belles références en France. La troisième de ces transitions est numérique, avec notamment le déploiement des outils collaboratifs, des maquettes numériques et des SIG (Systèmes d’Informations Géolocalisées), et d’autre part, le développement de l’intelligence artificielle qui infléchira probablement dans les prochaines années nos pratiques d’ingénierie, en particulier pour une meilleure exploitation des ouvrages existants. Ce qui ressort de tout cela, c’est un véritable besoin de montée en compétences, du monde de la construction au sens large, et de l’ingénierie en particulier.
Nous faisons le constat chez setec que nous devons affronter trois grandes transitions. Michel Kahan
Biljana Kostic : Et en complément, nous savons qu’un projet de Loi en cours de discussion porte sur la lutte contre le dérèglement climatique. Il y est question de vérifier ce que font les employeurs en matière de compétences, avec une obligation de résultat sur ces sujets…
Sophie Mougard : Effectivement, nous nous retrouvons sur le diagnostic et sur l’urgence à adresser ces transitions. Avec un double rôle pour l’Ecole : nous assurer que la formation de nos élèves corresponde aux besoins des employeurs, en France comme à l’international et développer la formation continue pour que nos ingénieurs déjà en poste puissent venir renforcer leurs compétences pour adresser ces transitions. Par ailleurs, la question de la Recherche est très importante. Nous adossons de plus en plus la Formation à la Recherche. La Recherche de l’Ecole s’inscrit dans un continuum entre la recherche amont, académique et la recherche plus appliquée, jusqu’à avoir deux laboratoires communs avec EDF. Par exemple notre laboratoire de mathématiques travaille sur des questions de Recherche opérationnelle avec une chaire pour Air France qui leur a permis en utilisant les data, de développer la maintenance prédictive et ainsi limiter les durées d’immobilisation des avions. La nécessité de préserver l’enseignement des sciences traditionnelles de l’ingénierie tout en rajoutant de nouveaux enseignements à nos étudiants aux emplois du temps déjà bien chargés reste un véritable challenge. Depuis 2012, l’Ecole des Ponts a complètement intégré les transitions écologique, énergétique et numérique dans le cursus de nos étudiants. Nous privilégions le développement durable à la seule transition écologique. Les dimensions sociales et économiques nous paraissent en effet incontournables.
Nos ingénieurs doivent être en capacité de se poser la question du modèle économique dans lequel ils s’inscrivent et de ce que donnera leur projet in fine pour l’usager et le citoyen. Ils doivent par exemple apprendre à prendre en compte les controverses, les concertations. Nous faisons pour cela évoluer nos modes pédagogiques.
Nos ingénieurs doivent être en capacité de se poser la question du modèle économique dans lequel ils s’inscrivent et de ce que donnera leur projet in fine pour l’usager et le citoyen.
Sophie Mougard Karen Diard : Nous avons un double besoin en termes d’ingénierie : de disposer d’une part d’expertises pointues dans les domaines qui sont les nôtres, de la transition énergétique et écologique, mais également d’avoir une vision systémique de ces sujets. Toutes les composantes d’un projet sont essentielles : que ce soit son impact sur le climat, sur la biodiversité, sur l’économie, etc…Nous avons donc besoin d’ingénieurs avec cette double expertise, c’est une tendance de plus en plus présente. Pour ce faire, les ingénieries et les écoles vont devoir utiliser et développer de nouveaux outils pour évaluer ces enjeux, comparer les solutions et faire les bons choix. Nous pensons que les écoles et l’ingénierie pourraient travailler ensemble sur le développement de ces outils.
Toutes les composantes d’un projet sont essentielles : que ce soit son impact sur le climat, sur la biodiversité, sur l’économie, etc…Nous avons donc besoin d’ingénieurs avec cette double expertise, c’est une tendance de plus en plus présente. Karen Diard
Guillaume Roul : Chez setec is, notre environnement est très marqué par l’innovation dans le domaine du numérique, les objets connectés, le big data, les smart cities, le machine learning…. Cela mène à de nouvelles opportunités, mais aussi à de nouveaux risques, que nous apprenons à mesurer. Nous devons trouver comment tirer partie au mieux de toutes ces innovations, et nous adapter à la mise en œuvre de toutes ces solutions. Parmi les enjeux, il y a la nécessité de savoir utiliser toutes ces données. Les data scientists seront certainement des profils très recherchés. Et puis, il faudra faire face aux risques liés à toutes ces systèmes connectés, l’enjeu de cybersécurité deviendra stratégique.
Parmi les enjeux, il y a la nécessité de savoir utiliser toutes ces données. Les data scientists seront certainement des profils très recherchés. Guillaume Roul
Didier Sauvage : Les projets de construction bas carbone sont de plus en plus recherchés par les maîtres d’ouvrages. Nous les accompagnons pour faire face à cette transition, sur les gros projets, qui exigent des compétences très pointues. La construction bois engendre par exemple de nouvelles réflexions sur les méthodes de construction appelées hors site. C’est tout un nouvel écosystème auquel nous devons nous acculturer, des challenges en termes de sécurité-incendie ou d’acoustique… La réglementation dont nous disposons aujourd’hui n’est pas toujours adaptée à cette transition. La voie de l’apprentissage pourrait apporter une dimension complémentaire pour bien connecter les étudiants aux réalités de l’entreprise.
C’est tout un nouvel écosystème auquel nous devons nous acculturer, des challenges en termes de sécurité-incendie ou d’acoustique… Didier Sauvage
Jean-Marc Jaeger : Je travaille principalement dans le domaine des IGH (Immeubles de Grande Hauteur), et je constate depuis quelques années que le nombre de projets en réhabilitation ne cesse d’augmenter. La problématique d’études évolue en conséquence. Notre méthode d’analyse se fonde de plus en plus sur la corrélation des données liées à l’instrumentation pour arriver à des modèles prédictifs statistiques. Une action commune avec l’Ecole des Ponts dans ce domaine du big data me semble une bonne approche. Un deuxième point important : nos partenariats avec les laboratoires de Recherche. Sur la tour Montparnasse par exemple, nous avons pu nous appuyer sur l’expertise spécialisée du Laboratoire de l’Ecole des Ponts, ce qui a été déterminant pour avancer sur le projet. Autre exemple, celui de notre collaboration avec la thèse de Leyla Mourad, sur l’optimisation topologique d’une structure. Ce partenariat nous permet de mettre cette thèse en application sur la tour Adria, à La Défense, en optimisant et en maîtrisant les risques, tout en économisant la matière. Dernier point : le bilan carbone est devenu un des premiers critères de conception d’une structure. On ne peut plus faire l’économie de cette dimension lors de la conception d’une structure. A ce titre, la thèse d’Ingrid Bertin, orientée sur le réemploi d’éléments de structure, est un exemple de notre collaboration avec l’Ecole des Ponts. Nous avons pu réaliser des tests au sein du Laboratoire de l’école, ce qui nous a conforté dans l’idée de réemployer des éléments de structure.
le bilan carbone est devenu un des premiers critères de conception d’une structure. Jean-Marc Jaeger
Sophie Mougard : Ces analyses de vos défis sont précieuses. Nous allons nous interroger sur la façon dont notre Recherche pourrait les adresser. Après une année commune, nos élèves ingénieurs choisissent de poursuivre leur cursus dans un de nos 6 départements d’approfondissement (génie civil et construction, génie mécanique et matériaux, ingénierie mathématique et informatique, ville, environnement et transport, sciences économie gestion et finance, génie industriel). La transition écologique et la transition numérique sont des enseignements dispensés à tous les élèves, dans le tronc commun. En ce qui concerne le numérique, un ingénieur diplômé de l’Ecole des Ponts ne peut pas ignorer les data sciences ou l’IA! Certains d’entre eux en deviendront des experts. Ce que nous visons, c’est qu’ils soient tous formés à prendre en compte la dimension écologique et qu’ils prennent conscience de leur impact. La Recherche de l’école est directement en ligne avec le développement durable. 100% de nos laboratoires sont concernés par au moins 9 des ODD et leur recherche est centrée sur 4 grands enjeux sociétaux, l’industrie du futur, la gestion des risques, des ressources et des milieux, les aspects économie usages et société et enfin la ville, les systèmes et la mobilité.
Sophie Mougard : « certaines écoles d’ingénieurs se sont lancées avant nous dans la voie de l’apprentissage. Nous sommes plutôt observateurs de cette dynamique à ce stade. Ce qui nous parait essentiel, c’est de laisser beaucoup de place aux stages en entreprise. La très grande majorité de nos élèves font des stages longs en entreprise. Nous constatons que cela leur permet d’évoluer très rapidement. Par ailleurs, nous les poussons à faire une mobilité à l’international. Leur projet de fin d’études est essentiel pour nous. La thématique qui leur est confiée est complexe, d’un niveau professionnel. Nous prenons en compte vos besoins. Nous aimerions d’ailleurs développer les projets réalisés à plusieurs élèves de différents départements. Cela leur permettrait d’apporter des compétences complémentaires, tout en les mettant en situation de travailler avec des collègues.
Sophie Mougard : « De plus en plus, nos laboratoires prennent en compte les transitions écologique, énergétique et numérique. Pour notre laboratoire Ville, mobilité et transport par exemple, nous sommes en train de recruter un chercheur senior spécialisé dans l’analyse de données. Nous faisons en effet partie d’un projet financé par l’ADEME, sur le véhicule autonome. Les dernières formations lancées par l’école : les Mastères spécialisés smart mobility, smart cities, management et projets d’énergie et le Master transition énergétique et territoire, sont assez emblématique de cette tendance générale. Nous avons aussi lancé une formation sur la finance verte car cette dimension est aujourd’hui indissociable du montage des projets. Nous réussissons à monter des partenariats avec les entreprises, avec Renault par exemple, nous avons créé l’’institut de la Mobilité Durable. Pour y parvenir, nous nous assurons d’être en capacité à proposer un véritable « produit » de la recherche. Cela implique une gouvernance dans laquelle s’implique le partenaire.il y a une restitution annuelle de tous les travaux menés. Notre chaire sur les « Sciences pour le transport ferroviaire », avec Getlink, a abouti à la mise au point d’un robot permettant une maintenance beaucoup plus ciblée. Autre exemple, notre dernière chaire signée avec Sanef doit aboutir à un système de diagnostic avec des radars pour analyser l’état des câbles. C’est vrai, il y a un risque lorsqu’on finance un programme de Recherche, mais à la fin, on a des résultats… ».
Michel Kahan : « Comment pourrions-nous participer mieux à cette gouvernance de la Recherche ? »
Sophie Mougard : « Les chaires de Recherche sont des partenariats intéressants pour les entreprises comme pour nous. Notre modèle d’établissement public nous permet de financer nos projets via nos ressources propres, qui sont le fruit de nos partenariats et les marges de formation continue. Certaines de nos chaires existent depuis plus de 15 ans. Pour les créer, nous pouvons monter des ateliers, mettre ensemble ceux qui ont des idées, des besoins et les chercheurs, et échanger, dialoguer. Cela nous permet d’identifier les sujets d’enjeux pour vos équipes. Il peut aussi y avoir des chaires multipartenariales. C’est par exemple ce que nous avons souhaité faire pour la supply chain, avec LVMH, Renault, Michelin et Cdiscount. »
Michel Kahan : « Comme le soulignait Karen, nous avons à la fois besoin d’experts hyper pointus dans certains domaines et d’ingénieurs ensembliers, capables d’appréhender différents sujets de manière transverse. Nous faisons travailler ensemble ces deux types de profils. Par ailleurs, nous pouvons aborder cette nécessité sous l’angle de la formation continue et de la Recherche pour creuser un sujet particulier. Comment pourrions creuser ces deux sujets ensemble ?
Sophie Mougard : « Les élèves passent 3 ans à l’école, mais pour former un ingénieur, il faut en réalité 10 ans ! La formation se fait aussi chez vous. Nous cherchons à vous accompagner en créant de nouvelles formations, avec plusieurs prérequis. Ces formations continues, sous la forme de Mastères spécialisés, doivent répondre à un véritable besoin, elles ne doivent pas se limiter à un seul projet. Il nous faut un expert sur le sujet, prêt à consacrer du temps et à ouvrir son réseau. A partir de là, nous pouvons créer la formation. C’est ainsi que nous avons monté le Mastère spécialisé Smart mobility. Nous montons également actuellement une formation dédiée à la maîtrise d’ouvrage publique. Nous avons par ailleurs d’ autres formats plus courts développés par notre filiale Ponts Formation Conseil. Il est bien sûr tout à fait possible d’élargir nos réflexions à l’ingénierie, nous sommes à votre écoute, le point de départ est vos besoins. »
Michel Kahan : « Nous trouverons certainement des volontaires pour enseigner la conduite de projets complexes chez nous ! »
Biljana Kostic : « Je voulais revenir sur les soft skills, le savoir-être des étudiants. Nous essayons d’aider nos collaborateurs à être plus à l’aise dans la gestion du conflit ou dans l’apprentissage de la concertation, à travers des formations ciblées. Pensez-vous qu’il y a une responsabilité partagée sur ces sujets entre l’école et l’entreprise.
Nous essayons d’aider nos collaborateurs à être plus à l’aise dans la gestion du conflit ou dans l’apprentissage de la concertation, à travers des formations ciblées. Biljana Kostic
Sophie Mougard : « Toutes les écoles mettent l’accent sur ce sujet. Une grande partie de nos étudiants a vocation à diriger demain. Pour être en capacité d’exercer ce rôle, nous devons à la fois les doter de tous les outils de l’ingénieur mais aussi les amener à développer leur leadership, savoir interagir en équipe et dialoguer, écouter, s’exprimer… Les stages sont essentiels, ils sont l’occasion de se préparer à l’expérience professionnelle, mais aussi à comprendre les situations dans lesquelles ils se retrouvent. Nous sommes également très attentifs aux sujets d’égalité hommes femmes, par exemple, nous les formons aussi à être attentifs, à avoir les bons réflexes».
Michel Kahan : « Je vous remercie pour tous ces échanges et ces pistes pour améliorer notre collaboration. Je dis souvent que l’on n’apprend jamais aussi bien que lorsqu’on enseigne, nous sommes tous motivés par ces sujets ! »